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Hommage à Jean-Jacques Becker (1928-2023)
Jean-Jacques Becker nous a quittés le 10 juillet de cette année.
Nous tenons à lui rendre hommage en ce 11 novembre.
Il y a 10 ans, en 2013, nous avons publié, grâce à lui, les correspondances du peintre George Desvallières et de sa famille durant la guerre de 1914-1918. Il a assuré la préface de l'ouvrage que vous pouvez lire ci-dessous.
Avec toute notre reconnaissance et notre amitié à lui et à sa fille Annette qui marquent par leurs travaux le renouvellement de l'histoire de La Grande Guerre !
Préface
Jean-Jacques Becker, historien, professeur émérite à l’université Paris X-Nanterre, président d’honneur du Centre de recherche de l’Historial de la Grande Guerre (Péronne).
On ne le dira jamais assez, dans la longue histoire de la France, il n’y a pas d’événement comparable à la Grande Guerre, mise à part peut-être la Révolution de 1789, dans un domaine différent. Cent ans après, il est possible que les jeunes générations soient moins sensibles au souvenir de la guerre de 1914-1918, ne serait-ce que parce qu’ils savent, ou ils le devraient, que, vingt ans après, éclatait la deuxième guerre mondiale. Néanmoins, si ce second conflit a connu des horreurs pires que le premier, si l’unité nationale a été gravement mise en cause, si la France a connu une des plus terribles humiliations de son histoire, les sacrifices des Français ont été infiniment moindres. Ils ont subi plus qu’ils n’ont participé. Aucun autre événement que la Grande Guerre n’a demandé à la France des sacrifices comparables, en si peu de temps : près de 1 400 000 soldats morts sur une population d’à peine 40 millions d’habitants, des millions de blessés, une ou plusieurs fois, des centaines de milliers de mutilés ou d’invalides…
Le caractère unique de la Grande Guerre s’est traduit, très rapidement, par l’érection, non pas de quelques monuments commémoratifs, mais par celle de dizaines de milliers de monuments aux morts. Sur les 36 000 communes françaises, seules quelques-unes n’en ont pas. De façon un peu paradoxale, parmi elles, Paris. En revanche, le tombeau du Soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe est devenu le lieu de toutes les cérémonies nationales et un hommage particulier est ainsi rendu à ces dizaines de milliers de morts de la guerre qui n’ont pu être identifiés. Il existe ainsi chronologiquement deux France, une France d’avant les monuments aux morts et une France d’après, la nôtre.
L’histoire et le souvenir de la guerre ont connu aussi plusieurs moments successifs. Avant même qu’elle ne fût terminée, commença le moment de son histoire militaire, en d’autres termes de l’histoire des opérations, même si, en le désignant ainsi, cela peut paraître un peu réducteur. Ce sont des centaines et des centaines d’ouvrages en toutes les langues qui ont conté les combats de la guerre de 1914. Ce fut le prolongement d’une guerre qui avait duré plus de quatre ans et à laquelle avaient participé des hommes venus de tous les continents. Si son théâtre fut principalement l’Europe, un peu l’Extrême-Orient et beaucoup le Moyen-Orient, et un de ses principaux champs de bataille, la mer – affectée assez peu par les grandes batailles navales comme d’antan, mais scène gigantesque de la guerre sous-marine –, le monde entier y contribua.
Dans un second temps, mais évidemment les temps se chevauchent, c’est l’histoire des hommes qui ont fait cette guerre qui a pris une place grandissante. Comment, en effet, écrire sur cette guerre sans donner toute leur place aux millions de soldats qui ont combattu ? En outre, si pendant très longtemps, seuls les combattants eurent droit à cet honneur, qu’auraient-ils pu faire sans le travail de l’arrière ? Certes les risques personnels des ouvriers étaient faibles, mais les soldats, si les moyens de la guerre ne leur avaient pas été fournis en permanence, auraient été réduits à l’impuissance. Des moyens qui ne cessèrent d’augmenter et de se diversifier : à une guerre du fusil se substitua très rapidement une guerre de la mitrailleuse, du canon de plus en plus gros, du tank et de l’avion, sans compter celle des gaz, même si elle était interdite !
Dans un troisième temps, surtout après la deuxième guerre mondiale, on s’est interrogé, non plus seulement sur l’action des combattants et l’activité de l’arrière, mais sur ce que les hommes de ce temps ont pensé individuellement et collectivement. Écrire une histoire de la guerre commençait à avoir peu de sens, si on ne disait pas ce que furent les sentiments des Français, des Allemands, des Italiens, des Russes, des Américains, etc., militaires ou civils. Quelles avaient été les « opinions publiques » dans les pays en guerre ? Recherche d’autant plus difficile que le contenu des journaux, qui en était normalement l’expression, avait été, au moins dans les pays belligérants, étroitement contrôlé. La censure était devenue une arme de la guerre et non une arme secondaire !
En même temps, qu’ils aient fait la guerre ou non – mais ils avaient souvent fait la guerre –, les écrivains s’emparaient du sujet. Écrivains de profession ou occasionnels, ils furent des centaines à écrire sur la guerre. Citons quelques-uns des plus grands parmi les écrivains français qui l’ont faite : Jules Romains, Georges Duhamel, Roger Martin du Gard, Maurice Genevoix… Même si les historiens ou les écrivains leur donnaient la parole de différentes façons, n’était-il pas nécessaire d’écouter les soldats eux-mêmes (et les civils aussi) ? Mais comment ?
De nombreux cahiers ou carnets ont été tenus au jour le jour pendant la guerre, dont un certain nombre a été édité, encore que la durée imprévue du conflit a fait fléchir bien des volontés de témoigner, mais surtout, alors que les opérations militaires n’étaient pas encore commencées – on en était au stade de la mobilisation –, un prodigieux échange de lettres débutait entre les armées, bientôt le front, et l’arrière. Pendant l’ensemble de la guerre, ce furent des dizaines et des dizaines de millions de lettres, pour la France seule, qui allaient être échangées.
Évidemment, dans leur énorme majorité, ces lettres ont été détruites, perdues, pas toujours autant qu’on le croit d’ailleurs. C’est ainsi que, par des chemins que je ne connais pas, une partie des lettres que mon père – 20 ans en 1915 – envoyait alors à sa mère m’est parvenue. Dans beaucoup de familles également, ces lettres ont été conservées et quelquefois publiées. Combien encore dorment dans quelque grenier ? La correspondance entretenue entre les soldats et leurs proches constitue-t-elle la source par excellence ? Pas totalement, parce que les soldats ont su très rapidement qu’ils ne pouvaient pas tout dire. Ils ne devaient évidemment pas donner dans leurs lettres des renseignements d’ordre militaire, mais ce n’est pas le plus important. Ils ont eu surtout très vite conscience qu’ils devaient enjoliver leurs conditions de vie. Leurs correspondants, leurs parents, étaient suffisamment tourmentés pour qu’ils ne renforcent pas encore leur inquiétude. Ils souhaitaient souvent au contraire les rassurer, et faire abstraction – autant qu’il était possible – du danger permanent qu’ils couraient. L’interruption de la correspondance fut le plus souvent pour les familles le terrible signe que le soldat ne pouvait plus écrire, parce qu’il avait été tué, ou dans le meilleur des cas seulement blessé ou fait prisonnier.
Il n’empêche. Ces lettres sont une source extraordinaire.
Après d’autres, les lettres de George Desvallières en sont une preuve supplémentaire. On pourrait dire que les lettres de chaque soldat ont un caractère particulier, mais celles-ci peut-être encore plus que d’autres. George Desvallières n’est plus un jeune homme, il est le père d’une nombreuse famille, il a 53 ans en 1914. Dégagé d’obligations militaires, il s’est engagé et a été placé à la tête d’un bataillon territorial de chasseurs alpins. C’est un patriote comme ses enfants, dont l’un, Daniel est tué en 1915, et un patriote qui, avec simplicité, n’a pas hésité à mettre ses actes en rapport avec ce qu’il croyait. C’est un artiste réputé, et s’il ne peint pas pendant la guerre, on sent dans ses lettres l’œil de l’artiste. C’est un grand chrétien depuis sa conversion en 1904.
Peintre célèbre, patriote, chrétien et le proclamant, voilà son cas particulier. Il allait passer la plus grande partie de la guerre avec ses chasseurs sur le front des Vosges jusqu’au jour où, à quelques semaines de la victoire, il devait quitter son commandement parce qu’il était atteint par la limite d’âge. Dans les pires moments, le respect des règles administratives ne perd jamais ses droits, même si, comme dans ce cas, elles le privèrent, à quelques jours près, de descendre, à la tête de ses hommes, dans la plaine d’Alsace reconquise.
Tout au long de cette correspondance, le lecteur rencontrera d’innombrables notations pour l’histoire. On ne peut que se féliciter une fois de plus de la publication de ces correspondances qui nous font connaître de « l’intérieur » ces Français en guerre, comprendre comment ces hommes, qui croyaient être partis pour quelques semaines, ont tenu pendant plus de quatre ans – un des fils de George Desvallières se lamentait parce que, en septembre 1914 !, on ne l’envoyait pas assez vite se battre !, qu’il risquait de ne pas avoir le temps de participer à la guerre ! C’est pourquoi, cent ans après, même si l’Europe s’est constituée depuis et si nos ennemis d’alors sont devenus nos amis, les pouvoirs publics et le pays tout entier ne peuvent que communier dans le souvenir de la Grande Guerre.
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